Décryptage du fonds de relance de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne le 27 mai. Un tournant historique pour l’Union, la capacité d’endettement et donc l’autonomie budgétaire étant l’un des attributs essentiels d’un État.
· Pourquoi un « fonds de relance » ?
La pandémie de la covid-19 a été un choc symétrique, tous les pays européens ayant été touchés, mais ses effets sont asymétriques. D’une part, dans les États où les politiques de confinement ont été moins strictes, la machine productive a été beaucoup moins endommagée (Allemagne, Pays-Bas, Suède, etc.) qu’en Italie, en France, en Espagne ou en Belgique, ce qui se traduira par une récession de moindre ampleur. D’autre part, certains pays, et notamment ceux qui ont confiné le plus brutalement, n’ont pas les moyens budgétaires de faire face seuls aux monstrueuses dépenses de « reconstruction ». Le risque est donc que les moins touchés utilisent leur marge de manœuvre budgétaire et leur capacité d’emprunt à taux bas sur les marchés pour se reconstruire rapidement, pendant que ceux qui ont été le plus touchés, faute de moyens budgétaires et de capacité de s’endetter à bon compte s’enfonceront dans une récession durable.
On en a déjà l’illustration avec les 1910 milliards d’euros d’aides financières accordées par les États européens à leurs entreprises : la moitié de cette somme l’a été par la seule Allemagne (souvent sous forme de garantie de prêts). Ce qui signifie que ses entreprises traverseront sans trop de dommage voire renforcées la récession, ce qui les placera dans une situation de force : elles pourront racheter leurs concurrents à bas coût, mais aussi envahir des marchés sans risque d’une contre-attaque, ce qui contribuera à davantage dégrader le tissu productif des pays les plus touchés… En clair, si on laisse chacun affronter la crise avec les moyens du bord, le marché intérieur et l’euro ne survivront pas à ces divergences de compétitivité croissantes : pourquoi laisser les frontières ouvertes aux produits et aux entreprises étrangers alors que les conditions de concurrence ne sont plus les mêmes ? Cet effondrement de l’Union ferait souffrir tout le monde, y compris les pays riches : l’Allemagne, par exemple, profite de la sous-évaluation de l’euro pour réaliser de monstrueux excédents commerciaux à l’international (tout comme les Pays-Bas) et 60 % de ses exportations se font dans le marché intérieur… Enfin, les effets politiques et géopolitiques seraient d’une gravité extrême avec l’arrivée au pouvoir de populistes dans les pays appauvris et une Allemagne désignée comme bouc émissaire des difficultés du sud.
La seule façon d’éviter cette spirale infernale est que les plus riches et les moins touchés par la crise mettent la main à la poche pour aider leurs partenaires. Et pas seulement en leur permettant d’emprunter à bas taux, car cela accroitra leur endettement déjà élevé et donc plombera leur avenir, mais en acceptant une mutualisation au moins partielle de la dette nécessaire pour les financer. C’est ce que les Italiens ont appelé les « coronabonds ».
· Qui ne veut pas d’une dette commune ?
Essentiellement les pays du nord, pour des raisons quasi théologiques. En effet, depuis l’union monétaire, les taux d’intérêt à moyen et long terme librement fixés par les marchés sont la seule corde de rappel en cas de mauvaise gestion budgétaire : si les finances publiques sont insoutenables, ils exigeront une couteuse prime de risque. Cela ne s’est jamais vérifié, mais certains continuent à y croire. En outre, emprunter en commun pour couvrir des dépenses nationales pose un problème de démocratie puisque les dépenses se décident au niveau national : cela revient à demander aux Français ou aux Allemands de payer les dépenses du gouvernement italien qu’ils n’ont pas élu. Enfin, un emprunt commun, cela veut dire accepter des transferts financiers bien plus importants que ceux prévus par le budget européen (limité à environ 1% du PIB européen).
Dès que l’Italie a appelé à la solidarité européenne, en mars dernier, on a retrouvé les clivages de la crise de la zone euro de 2010-12. Néanmoins, Paris, soutenue par une dizaine de pays, mais pas par Berlin qui a décliné, a proposé le 25 mars, la création d’un « fonds de relance » alimenté par un « instrument de dette commun » afin de mutualiser une partie des dépenses de reconstruction. L’idée est que chaque pays rembourse cette dette en fonction de sa part de richesse dans le PIB européen et non en fonction de ce qu’il a reçu. Le principe d’un tel fonds a finalement été acté, après bien des drames et des insultes, par le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement du 23 avril. En revanche son montant et surtout la façon dont il sera alimenté n’a pas fait consensus : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas et la Suède refusant toute mutualisation des dettes. Au maximum, ils étaient prêts à consentir de simples prêts et encore sous conditions. La Commission a été chargée de préparer une proposition, une tâche pour le moins périlleuse.
Heureusement, les cartes ont été rebattues par le souverainisme des juges constitutionnels allemands. Le 5 mai, la Cour Karlsruhe, en estimant que l’intervention massive de la Banque centrale européenne sur le marché des dettes publiques était probablement contraire à la Constitution allemande, a menacé d’explosion la zone euro : en effet, si l’institut d’émission achète à tour de bras des titres d’État depuis 2015 (plus de 2600 milliards d’euros dans ses coffres et un programme de 1000 milliards lancé en mars dernier), c’est afin de maintenir les taux d’intérêt au plus bas et ainsi soutenir la croissance. Si ces programmes de rachats s’arrêtent, une nouvelle crise de la zone euro deviendrait inéluctable et lui serait fatale, la BCE étant privée de son principal moyen d’action. Mais cet arrêt a eu l’effet contraire à celui que recherchaient les juges : le 13 mai, Angela Merkel a annoncé qu’elle acceptait une « union de transferts financiers » afin de sauver l’euro. Ainsi, la politique budgétaire prendra le relais de l’action de la BCE, les dettes nationales devenant en partie des dettes européennes. Le 18 mai suivant, la chancelière allemande a montré qu’il ne s’agissait pas de simples mots : l’Allemagne et la France ont proposé de créer un fonds de relance doté de 500 milliards d’euros, une somme réunie par des emprunts garantis par les Vingt-sept, dont le remboursement sera effectué par le budget européen. Dès lors, la Commission a eu les mains libres pour proposer son « fonds de relance » baptisé « next generation EU » qui va encore plus loin que ce que proposait le couple franco-allemand.
· Est-ce la première fois que l’Union emprunte ?
En réalité, non : elle l’a fait par exemple pour aider les pays hors zone euro qui avaient un problème de balance des paiements tout comme elle l’a fait via le Mécanisme européen de stabilité créé lors de la crise de la zone euro et doté d’une capacité d’emprunt de 750 milliards d’euros. Elle va de nouveau le faire pour alimenter un fonds d’assurance chômage de 100 milliards d’euros baptisé SURE qui vient d’être créé afin d’aider les systèmes nationaux. Mais il s’agit de prêts et non de subventions : notée triple A, la note maximale, elle bénéfice de taux d’intérêt record et elle peut reprêter cet argent à des pays qui empruntent à de moins bonnes conditions.
Pour alimenter le fonds de relance, la Commission, qui le gèrera, propose de lever 750 milliards d’euros sur les marchés, avec la garantie du budget européen, pour une durée de 10 à 30 ans. Sur cette somme, 250 milliards seront composés de prêts destinés aux États qui empruntent à de moins bonnes conditions (90 milliards pour l’Italie, 63 milliards pour l’Espagne, 10 milliards pour la Tchéquie, etc.). En clair, ces sommes s’ajouteront à leur dette nationale et devront être remboursées par eux, mais ils n’auront pas d’intérêts à payer. En revanche, l’Allemagne, la France ou l’Irlande qui empruntent à des taux négatifs n’en bénéficieront pas. Les 500 milliards restant seront des subventions remboursées par le budget européen qui est alimenté par chaque État en fonction de sa part dans le PIB communautaire : c’est là où la solidarité joue, puisque chacun remboursera non pas en fonction de ce qu’il a reçu, mais de sa richesse.
· Comment seront répartis les 500 milliards d’euros ?
La Commission a déjà prévu une clef de répartition indicative en fonction des dommages commis par le confinement : 82 milliards pour l’Italie, 77 pour l’Espagne, 39 pour la France, 29 pour l’Allemagne, 22,5 pour la Grèce, etc. Toutes les dépenses, contrôlées par la Commission, devront correspondre aux grandes priorités de l’Union : Pacte vert, passage à l’économie numérique, investissement du futur (5G, intelligence artificielle), social, santé. Elles s’inscriront dans le cadre du « semestre européen », c’est-à-dire qu’elles seront conditionnées à des réformes des secteurs concernés. Il s’agit de rassurer les pays du nord très soucieux que cet argent ne serve pas à financer des dépenses de consommation ou soit déversé dans des organismes non viables.
· Quel est le lien avec le budget communautaire ?
Ce fonds de relance vient en complément du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 en cours de négociation. La Commission sait qu’il sera difficile d’aller au-delà de la dernière proposition qui était sur la table en février dernier : elle prévoyait un montant de 1094 milliards d’euros sur 7 ans à 27 (soit 1 074 % du Revenu national brut européen (RNB)). Une nette baisse par rapport à la proposition de la Commission (1 114 %) qui avait déjà fait le choix de ne pas compenser le manque à gagner du Brexit (10 à 12 milliards par an)… Mais une partie du fonds de relance viendra abonder la Politique agricole commune (15 milliards), les aides régionales (55 milliards ) et le fonds de transition juste du Pacte vert (40 milliards). Cela étant, si l’on additionne le budget et le fonds de relance, on arrive à 1844 milliards. Et si on ajoute les 540 milliards d’euros de prêts déjà décidés par l’Union (MES, SURE et Banque européenne d’investissement) et les 1 000 milliards d’euros qu’injecte en ce moment dans le système financier la BCE, on arrive à la somme de 3384 milliards d’euros, dont une grande partie sera dépensée en 2021 et 2022.
La Commission va aussi proposer de créer de nouvelles « ressources propres », c’est-à-dire des impôts européens indépendants des États. En effet, au fil du temps, ces ressources (droits de douane ou l’improprement nommée « ressource TVA »), qui constituaient au départ la totalité du budget, ont été réduites à la portion congrue, 80 % du budget étant constitué par des contributions directes des États (ressources PNB). D’où des négociations peu glorieuses tous les sept ans sur le montant du budget, chacun voulant faire des économies. Or, si c’est le budget européen qui doit payer les remboursements, il vaudra mieux qu’il le fasse avec ses propres ressources plutôt qu’avec celles des États. Plusieurs idées, qui ne grèvent pas l’activité économique de l’Union et ne privent pas les budgets nationaux de rentrées fiscales, sont d’ores et déjà sur la table : une taxe sur les plastiques non réutilisables, une partie des droits d’émission de CO2, une taxe carbone à l’entrée de l’Union pour les produits ne respectant pas les normes européennes, une taxe sur le numérique, une fraction de l’impôt sur les sociétés… Ainsi, entre faculté d’endettement et impôts européens, l’Union gagnerait son autonomie par rapport aux États. Reste maintenant à convaincre le « club des pingres » : Autriche, Danemark, Finlande, Pays-Bas et Suède.
Photo Oliver Matthys. AP
La Commission a proposé mercredi 27 mai de créer l’équivalent d’un «trésor européen» chargé d’émettre de la dette commune. Il ne portera pas ce nom, mais c’est bien de cela qu’il s’agit : dans le cadre du «fonds de relance» dont la création a été demandée par les chefs d’Etat et de gouvernement lors de leur sommet du 23 avril,l’exécutif européen demande que les Vingt-Sept l’autorisent à lever sur les marchés 750 milliards d’euros afin de financer les dépenses de reconstruction des Etats membres à la suite de la crise du coronavirus. 500 milliards seront des subventions directes aux Etats remboursées par le budget européen et 250 milliards seront des prêts remboursés par chaque bénéficiaire. Si on ajoute les 540 milliards d’euros de prêts déjà décidés par l’Union et les 1 000 milliards d’euros qu’injecte en ce moment dans le système financier la Banque centrale européenne (BCE), on arrive à la coquette somme de 2 290 milliards d’euros. Un minimum pour essayer de rebondir après le crash économique provoqué par le confinement.
Dans cet ensemble qui donne le tournis, l’élément le plus important est évidemment la mutualisation partielle des dettes futures, ce qui soulagera les comptes publics nationaux. Il ne faut pas se tromper sur l’importance historique de cette innovation qui, il y a encore deux mois, était impensable : en effet, la capacité d’endettement et donc l’autonomie budgétaire sont l’un des attributs essentiels d’un Etat. Lorsque l’Allemagne s’est ralliée, le 18 mai, à l’idée française de créer une dette commune, la presse anglo-américaine a évoqué un «moment hamiltonien» pour l’Europe. Il s’agit d’une référence à Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor des tout jeunes Etats-Unis, qui a réussi, en 1790, à convaincre le Congrès de créer une dette fédérale, ce qui a fait basculer la confédération américaine dans le fédéralisme. C’est exactement le même chemin qu’est en train de suivre l’Union.
La machine est lancée
Certes, cette capacité d’emprunt qui sera accordée à l’Union – du moins si les Vingt-Sept adoptent à l’unanimité la proposition de la Commission – est temporaire, puisque plafonnée à 750 milliards d’euros, et la mutualisation est limitée à 500 milliards d’euros. Mais, «qui a émis de la dette en émettra», comme le dit un membre de la Commission. Ce provisoire qui s’installe a un précédent récent : le Fonds européen de stabilité financière (FESF) créé en 2010 en pleine crise de la dette de la zone euro pour une durée de trois ans a finalement été pérennisé sous le nom de Mécanisme européen de stabilité (MES) et ses missions élargies au fil du temps. Autrement dit, une fois la machine lancée, il est douteux que les Etats reviennent en arrière. De plus, il va falloir construire de toutes pièces une administration dédiée sur le modèle de l’Agence France Trésor avant de se lancer sur les marchés : 500 milliards, c’est plus du double de la dette émise chaque année par la France (environ 220 milliards). Or dans l’Union tout comme dans les Etats membres, c’est l’organe qui crée la fonction…
La tentation de confier à l’Union une capacité d’endettement permanente sera d’autant plus forte que cette dette sera largement indolore pour les Etats. L’Union, qui est notée triple A, va en effet emprunter à taux zéro voire à taux négatif, ce qui signifie que ces emprunts ne coûteront rien jusqu’à leurs remboursements au bout de dix, vingt ou trente ans. A ce moment-là, il sera possible soit de la faire «rouler», c’est-à-dire réemprunter pour couvrir le capital qui aura été amputé de l’inflation, soit de la rembourser. Dans ce dernier cas, c’est le budget européen qui l’assumera, ce qui in fine pèsera bien sûr sur les Etats puisqu’ils y contribuent en fonction de leur richesse à hauteur de 80%. C’est là où la solidarité joue, puisque indirectement, chacun remboursera non pas en fonction de ce qu’il a reçu, mais de sa part dans la richesse européenne.
Enlever un fardeau aux Etats
Mais, et c’est là toute la beauté de la chose, cela va sans doute aboutir à une nouvelle révolution, celle d’un budget européen totalement indépendant des Etats. En effet, au fil du temps, ce qu’on appelle les «ressources propres», en fait les impôts proprement européens (droits de douane ou l’improprement nommée «ressource TVA»), qui constituaient au départ la totalité du budget, ont été réduites à la portion congrue. D’où une bataille qui dure depuis une vingtaine d’années pour créer de nouvelles ressources propres afin d’éviter des négociations peu glorieuses tous les sept ans sur le montant du budget européen, les Etats voulant faire des économies.
Dès lors, on a du mal à comprendre pourquoi certains d’entre eux refusent de créer de nouvelles ressources propres. En réalité, c’est de peur de perdre tout contrôle sur l’affectation des dépenses (le fameux «juste retour»). Mais, si à terme le budget européen doit payer le remboursement des emprunts, il vaudra mieux qu’il le fasse avec ses propres ressources plutôt qu’avec celles des Etats. Plusieurs idées, qui ne grèvent pas l’activité économique de l’Union et ne privent pas les budgets nationaux de rentrées fiscales, sont d’ores et déjà sur la table : une taxe sur les plastiques non réutilisables, une partie des droits d’émission de CO2, une taxe carbone à l’entrée de l’Union pour les produits ne respectant pas les normes européennes, une taxe sur le numérique, une fraction de l’impôt sur les sociétés… La Commission sait que même si elles ne sont pas adoptées cette fois-ci, elles le seront dans le futur afin d’enlever un fardeau aux Etats. «Ce sera un second moment hamiltonien, celui où l’Union pourra lever de l’impôt d’intérêt général», pronostique un membre de la Commission.