L’été a été meurtrier pour l’Europe. La coalition de démagogues au pouvoir en Italie, dominée de la tête et des épaules par la Ligue, le parti néofasciste de Matteo Salvini, le ministre de l’Intérieur, a versé dans l’europhobie débridée : Rome menace de ne plus verser sa contribution au budget communautaire, ce que même le Royaume-Uni n’a jamais fait, si les migrants ne sont pas accueillis ailleurs et de déclencher une nouvelle crise de la zone euro en s’affranchissant de toutes les règles européennes. Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, de son côté, s’en est pris violemment à l’Europe occidentale, accusée d’être « non-démocratique », et à la Commission, « symbole de l’échec » de la lutte contre l’immigration et l’Islam. Et, comme si cela ne suffisait pas, Orban et Salvini ont inauguré un nouvel axe europhobe, Emmanuel Macron devenant leur tête de Turc. Autant dire que les sujets d’inquiétudes ne manquent pas en cette rentrée, d’autant que 2019 sera l’année de tous les dangers entre le Brexit, qui aura lieu le 30 mars, et les élections européennes du mois de mai qui pourraient voir une percée historique des europhobes.
Nonobstant, Jean-Claude Juncker a choisi de prendre tout le monde à contre-pied en faisant sa rentrée sur un sujet de la plus haute importance, le changement d’heure. Le président de la Commission a annoncé vendredi dernier que « des millions de personnes ont répondu » à la consultation publique en ligne (qui a eu lieu entre le 4 juillet et le 16 août) « et sont d’avis qu’à l’avenir, c’est l’heure d’été qui devrait être tout le temps la règle, et nous allons réaliser cela ». C’est pourtant le même homme qui avait annoncé au début de son mandat qu’il voulait se «concentrer sur les grands sujets et ne pas perdre de temps sur les petits »…
En réalité, Juncker veut détourner l’attention des « sujets anxiogènes », comme le note un diplomate européen, et surtout éviter les questions embarrassantes sur la montée des « populismes » qui signent l’échec de sa présidence. Et quoi de mieux qu’un sujet mineur, mais hautement inflammable, pour ce faire ? Après tout, Macron a bien réussi à détourner l’attention de la démission de Nicolas Hulot en épinglant les « Gaulois réfractaires » aux réformes…
Le problème est que l’opération semble totalement improvisée et, partant, mal fagotée. Ainsi, le porte-parole de la Commission s’est pris les pieds dans le tapis en expliquant qu’en fait la Commission va proposer aux États de supprimer le changement d’heure obligatoire, mais laissera chacun libre d’adopter l’heure qu’il souhaite, c’est-à-dire l’heure d’été ou l’heure d’hiver. L’unité temporelle du marché unique instaurée par l’harmonisation du changement d’heure risque d’être gravement mise à mal au sein d’un même fuseau horaire. Pire: imaginons que la France en profite pour enfin abandonner l’heure allemande (elle est au fuseau horaire de Berlin depuis 1940 comme Amsterdam, Luxembourg, Bruxelles et Madrid -depuis 1942) et repasse à l’heure anglaise au nom du respect de l’horloge biologique des enfants et des vaches, mais pas la Belgique... Ou que le Luxembourg passe à l’heure de Londres, mais heure d’hiver.
Le plus drôle est qu’en février dernier, Violeta Bulc, la commissaire chargée des transports, avait écarté toute réforme en expliquant qu’elle avait posé la question en décembre aux États d’un changement de la directive de 2000 harmonisant le passage à l’heure d’hiver et que personne n’était intéressé. La dernière année du mandat de Juncker risque d’être longue, très longue.
N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 3 septembre
Comme on pouvait s’y attendre, la Commission a envoyé paitre la médiatrice européenne comme elle l’avait fait avec le Parlement européen, ce qui montre que l’exécutif communautaire est désormais hors de tout contrôle démocratique. Alors que le rapport d’Emily O’Reilly accuse Juncker et ses commissaires d’avoir violé l’Etat de droit (lire mon précédent article), elle se « félicite », dans un communiqué publié à midi, que « la Médiatrice – après une analyse détaillée des quelques 11 000 pages (1) qui lui ont été fournies – ne conteste ni la légalité de la procédure de nomination du Secrétaire général, ni le choix du candidat, décrit comme un «fonctionnaire européen compétent, très engagé au service de l’UE» ». On reste sans voix devant un tel déni de réalité: manifestement, la Commission n’a pas vu qu’elle était soupçonnée de corruption, «d’arbitraire» et de «prévarication».
Clairement, ni la Commission ni aucun commissaire ne veulent tirer la leçon politique de ce scandale. Dans n’importe quelle démocratie, une magouille de cette ampleur aurait au moins abouti à la démission du fonctionnaire mis en cause. Mais Selmayr s’étant emparé de tous les leviers du pouvoir et aucun commissaire n’ayant le courage de s’opposer à lui (les commissaires libéraux et socialistes, comme le Français Pierre Moscovici, sont manifestement terrés dans les caves du Berlaymont), l’affaire en restera là. D’autant plus que le Parlement européen a laissé passer sa chance en avril dernier en renonçant à censurer ce collège.
Plus étonnant est le silence des gouvernements. Car le Selmayrgate montre la faillite de l’Etat PPE (le parti conservateur européen) dont Juncker et Selmayr sont les créatures. L’occasion est donc belle pour les socialistes, les libéraux et même les populistes de commencer la campagne des Européennes de mai prochain en dénonçant la corruption de l’Etat PPE. En outre, Emmanuel Macron, le président français, qui ne veut plus du système des Spitzenkandidaten, tient là une occasion en or de montrer qu’il a accouché d’une Commission non pas politique, mais encore plus technocratique. Et pourtant, rien.
Cette atonie, qui contraste avec ce qui s’est passé avec l’affaire Cresson en 98-99, montre qu’en réalité plus personne ne croit à la possibilité d’une Europe politique et que les magouilles bruxelloises de quelques fonctionnaires et politiques à la semi-retraite n’intéressent plus grand monde. Juncker, qui fut un grand Européen, a définitivement loupé sa sortie. C’était bien la « Commission de la dernière chance », comme il l’a prophétisé en 2014, mais c’est lui-même qui l’a laissé passer. Terrible leg à l’histoire.
(1) 11000 pages pour nommer un fonctionnaire ? La bureaucratie est vraiment une valeur européenne.