La crise de la zone euro ne s’est pas terminée à l’été 2012, lorsque les États ont lancé l’Union bancaire afin de contrôler leurs banques et que la BCE, dans la foulée, a garanti sans limites les dettes publiques. Elle a pris une autre forme, non plus financière, mais politique. On l’a vu avec Chypre en 2013, la Grèce en 2015, on le voit désormais avec l’Italie. Les démagogues au pouvoir à Rome, en présentant un projet de budget 2019 que la Commission européenne a retoqué le 23 octobre, posent en réalité une question explosive pour l’avenir de l’euro : qui doit l’emporter, des peuples ou des technocrates non élus appliquant mécaniquement des règles à la légitimité douteuses ?
Pour la coalition formée par les populistes du Mouvement cinq étoiles (M5S) et les fascistes de la Ligue, la réponse ne fait aucun doute : le peuple italien leur a donné une majorité et elle a donc reçu un mandat pour mettre en œuvre ses promesses, dussent-elles être en contradiction avec les normes communautaires. Pour l’exécutif européen, soutenu par la quasi-totalité des gouvernements de la zone euro, la réponse ne fait aucun doute : « l’Europe fonctionne selon des règles préétablies. Les nouveaux gouvernements doivent respecter la parole de ceux qui les ont précédés », a martelé Jean-Claude Juncker, son président.
C’est en profitant de la panique des gouvernements qu’Angela Merkel et Wolfgang Schäuble, la chancelière allemande et son ministre des Finances, ont réussi à imposer, en 2011 et 2013, pour prix de leur solidarité financière, un durcissement du Pacte de stabilité budgétaire et confier à la Commission un pouvoir de contrôle des budgets nationaux. Non seulement la règle des 3 % du PIB de déficit budgétaire a été gravée dans l’acier, mais l’équilibre budgétaire est devenu l’objectif ultime de la zone euro, chaque État devant s’engager à l’atteindre en suivant une feuille de route négociée avec la Commission et l’Eurogroupe, l’enceinte où siègent les ministres des Finances de la zone euro.
Rares sont ceux qui ont compris que ces réformes poseraient à terme un problème démocratique. En effet, ni la Commission, dans le cadre de l’Union économique et monétaire, ni l’Eurogroupe ne sont responsables collectivement devant aucun parlement, qu’il soit européen ou national. Autrement dit, la volonté des peuples est étroitement encadrée par un pouvoir technocratique qui n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Or, toutes les révolutions démocratiques sont nées de la volonté des peuples de contrôler les impôts et les dépenses publiques, une conquête que l’Union leur a confisquée en grande partie.
Le choc qui s’annonce entre la commission et Rome se joue donc sur la question démocratique et non sur celui des chiffres. Que la Commission affirme que la nouvelle majorité est tenue par les engagements du précédent gouvernement confirme bien que, pour elle, les droits démocratiques des citoyens sont limités : votez pour qui vous voulez, cela ne changera pas grand-chose, tel est son message.
Pour accroitre la pression sur Rome, Juncker a affirmé que « si l’Italie veut un traitement particulier, cela signifierait la fin de l’euro ». Ce qui est tout simplement inexact : aucun économiste ne considère qu’un déficit de 2,4 % menace l’existence de la monnaie unique. Au lieu d’agiter de telles menaces, la Commission et son commissaire aux affaires économiques et monétaires, le socialiste français Pierre Moscovici, auraient dû demander à l’Italie, dont le solde budgétaire corrigé des variations conjoncturelles et hors paiement des intérêts est excédentaire depuis 1995, de corriger son budget pour qu’il réponde au vrai défi de ce pays : celui de sa croissance médiocre. Et qu’importe que son déficit se creuse temporairement. En se focalisant bêtement sur un chiffre, elle prend le risque d’un rejet de l’euro par les peuples qui, contrairement à ce qu’elle croit, sont attachés à leurs droits démocratiques.