Voici la version longue de mon enquête parue dans Libération du 15 mars avec des révélations supplémentaires.
Bruxelles, lundi 17 décembre 2018, 7h30. Laura Pignataro demande à Lorenza B., l’amie chez qui elle loge depuis quelques jours, d’accompagner sa fille de 14 ans à l’arrêt du bus pour l’école. Elle ne sent pas bien, se justifie-t-elle. Dès que les deux femmes se sont éloignées, Laura monte au dernier étage du bâtiment et se jette dans le vide. Elle meurt sur le coup. La police belge conclue rapidement à un suicide. Un de plus dans un pays particulièrement touché par ce fléau (entre 140 et 200 par an à Bruxelles). Laura laisse derrière elle sa fille, qui vit désormais chez son frère Andrea à Milan, et son mari, Michel Nolin, un Français. Pourquoi cette Italienne de 50 ans s’est-elle suicidée ? Personne ne le saura jamais avec certitude, puisqu’ellen’aurait laissé aucun mot pour expliquer ce geste définitif et sans appel qui a laissé tout son entourage familial et professionnel totalement désemparé.
Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Car Laura Pignataro était quelqu’un qui comptait dans la « bulle européenne ». Cette brillante juriste italienne, fille d’un haut magistrat, formée en Italie, aux Etats-Unis, en France et en Espagne, faisait partie du groupe très fermé des hauts fonctionnaires de la Commission : directrice, l’une des trois plus hautes fonctions de la fonction publique européenne (juste après celles de directeur général et directeur général adjoint), elle travaillait depuis 1992 à la Commission et depuis 1995 au sein de son prestigieux service juridique (SJ). En juin 2016, elle a été promue à la tête de la direction des ressources humaines du SJ, en clair de veiller à la légalité des nominations. C’est cette fonction qui lui a fait jouer un rôle clef dans la gestion de l’affaire Martin Selmayr, du nom de l’ancien chef de cabinet allemand de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, propulsé, en février 2018, en violation des règles du statut de la fonction publique européenne, au poste de secrétaire général de l’institution, la tour de contrôle par laquelle tout passe (ou trépasse).
«Panique en interne»
Un scandale, révélé par Libération, qui n’en finit pas de provoquer des vagues : après avoir dénoncé un véritable « coup d’Etat » en avril 2018, le Parlement européen a exigé le 13 décembre la démission de Selmayr par une écrasante majorité de 71 % des voix. Emily O’Reilly, la médiatrice européenne, à la suite d’une enquête accablante, a confirmé, le 4 septembre, la violation « de l’esprit et de la lettre » des règles de l’Union, la procédure de nomination ayant été « manipulée ». Celle-ci a confirmé, dans un second rapport publié le 11 février, son appréciation de la gravité de l’affaire. Qu’importe ! Pour la Commission « tout a été fait dans les règles » et elle exclut toute démission de Selmayr.
Le suicide de Laura Pignataro n’est pas anodin. C’est un rouage essentiel de l’affaire qui a disparu. Tout commence pour la directrice du SJ le 28 février 2018 lorsque la commission du contrôle budgétaire du Parlement européen, devant l’ampleur du scandale médiatique, ouvre une enquête sur le « Selmayrgate ». Elle envoie dans la foulée une liste de 134 questions à la Commission. « Ca a été la panique en interne », raconte un eurocrate (1) : « le problème est que le service juridique n’a pas été saisi de la nomination de Selmayr en amont comme cela aurait dû être le cas, ce qui aurait permis de verrouiller sa nomination. Tout a été réglé entre le cabinet du président et la direction générale des ressources humaines dirigée par la Grecque Irene Souka, une fidèle de Selmayr, car ils savaient que le SJ se serait opposé à cette magouille ».
Justifier l’injustifiable
Mais là, pas d’autre choix que de l’appeler en renfort pour limiter les dégâts : Selmayr lui demande de justifier juridiquement une nomination purement politique qui n’a pas respecté les procédures internes. La tâche s’annonce impossible. Comment justifier que Juncker et Selmayr aient gardé le secret pendant plus de deux ans sur le départ à la retraite anticipée que projetait le secrétaire général sortant, le Néerlandais Alexander Italianer ? Pourquoi sa retraite n’a été annoncée que le mercredi 21 février en pleine réunion du collège des 28 commissaires quelques minutes après la nomination au poste de secrétaire général adjoint de Martin Selmayr ? Est-ce que le fait que celui-ci ait été promu dans la foulée secrétaire général sur proposition de Juncker par les commissaires n’a pas été prévu à l’avance ? Comment expliquer une telle promotion expresse sans appel à candidatures, du jamais vu dans l’histoire de la Commission, surtout pour quelqu’un qui n’a jamais dirigé un service de sa vie puisqu’il a fait toute sa carrière comme porte-parole puis comme chef de cabinet ? Sur quel texte se fonder pour éviter que l’on pense que sa nomination comme secrétaire général adjoint n’avait qu’un but, être en position de décrocher le graal de la direction du secrétariat général ?
Une réunion pour rédiger les réponses est convoquée le samedi 24 mars à 14h30 par le cabinet Juncker. Sont assis autour de la table : l’Espagnol Luis Romero, directeur général du service juridique, l’Allemand Bernd Martenczuk, son assistant, Laura Pignataro, l’Espagnole Clara Martinez Alberola, cheffe de cabinet du Juncker, l’Estonienne Marit Sillavee, assistante de Selmayr, l’Allemand Michael Hager, chef de cabinet du commissaire chargé du personnel, Gunther Oettinger, la Grecque Irene Souka, directrice générale chargée des ressources humaines, accompagnée de deux de ses adjoints, et l’Autrichien Alexander Winterstein, porte-parole adjoint. Au beau milieu de la réunion, Martin Selmayr, accompagnée de son âme damnée, Mina Andreeva du service du porte-parole, entrent dans la salle. Aussitôt, Romero se lève et quitte la salle. Car l’arrivée du secrétaire général dans une réunion consacrée à élaborer sa défense constitue un conflit d’intérêts majeur. L’article 11 bis du statut des fonctionnaires dispose en effet que « dans l’exercice de ses fonctions, le fonctionnaire ne traite aucune affaire dans laquelle il a, directement ou indirectement, un intérêt personnel ». Plutôt que de partir, Romero aurait dû exiger que Selmayr quitte la salle, ce qu’il n’a pas fait. Et Pignataro n’a pas osé le suivre de son propre chef : « Romero l’a froidement laissé tomber. Il l’a laissé seule », analyse un fonctionnaire qui a été impliqué dans l’enquête sur le Selmayrgate. Le fait qu’elle ait été nommée à son poste en juin 2016 par… Selmayr lui-même (le SJ dépend du cabinet du président) explique aussi sans doute qu’elle soit restée. C’est Selmayr, juriste lui-même, qui va dicter au service juridique les réponses à apporter… La réunion se termine à 3 heures du matin.
Comme il fallait s’y attendre, les eurodéputés ne sont absolument pas convaincus par l’argumentaire de la Commission qu’ils jugent boiteux. Ils rédigent un second jeu de 61 questions. Les réponses sont préparées le lundi de Pâques, le 2 avril, par la même équipe et, comme la première fois, Selmayr débarque accompagné d’Andreeva. « Laura, en sortant de ces réunions, était dans une colère noire : elle savait qu’elle avait participé à prise illégale d’intérêts », confie l’un de ses amis. « C’est une juriste exagérément loyale à l’institution, quelqu’un qui n’est pas politique du tout. Elle a vite compris que la nomination de Selmayr était illégale, mais elle a essayé de sauver ses fesses en justifiant une violation de la loi. Lors de cette seconde réunion, elle lui a même dit que ce qu’elle faisait était un scandale, mais qu’elle le faisait pour l’institution ». Le Parlement reste insensible aux trésors d’imagination déployés par Selmayr et son équipe pour justifier l’injustifiable. Dans une résolution largement votée le 18 avril, il qualifie sa nomination de « coup d’Etat » et demande que la nomination de Selmayr soit « réévalué ». La Commission refuse tout net.
«Gorge profonde»
En mai, c’est au tour de la médiatrice européenne, saisie par les socialistes français, d’entrer dans la danse. Elle commence son enquête dans une atmosphère tendue. Son équipe peut consulter des documents, mais à condition de laisser leur smartphone à l’entrée et elle doit travailler sous la surveillance du service de sécurité. Emily O’Reilly demande l’accès au serveur de la Commission, ce qui lui est refusé. Elle exige alors, en juillet, la transmission de tous les courriels concernant la nomination de Selmayr. Nouveau refus. Mais, là, Laura Pignataro passe outre de son propre chef : elle estime de son devoir de répondre aux demandes de la médiatrice et devient ainsi sa « gorge profonde ». « Je ne peux pas lui mentir, c’est impossible, j’ai donné tous les dossiers à la médiatrice, m’a-t-elle raconté », rapporte l’un de ses proches.
Selmayr n’apprend pas immédiatement la « trahison » de celle qu’il considère comme son bouclier juridique. Preuve de sa confiance maintenue, il la charge dans le plus grand secret, durant l’été, de préparer les contours de la future ambassade de l’Union à Londres, alors que ce n’est absolument pas son rôle. Selmayr, qui se verrait bien ambassadeur au Royaume-Uni s’il ne survit pas au départ de Juncker, imagine un véritable ministère doté de plus de 200 fonctionnaires... Le service européen d’action extérieure (SEAE) dirigé par Federica Mogherini chargé de gérer les ambassades de l’Union n’apprécie pas qu’on marche ainsi sur ses plates-bandes, selon des sources diplomatiques. Le 17 décembre, le jour du suicide de Laura Pignataro, Helga Schmid, la secrétaire générale du SEAE envoie une lettre désagréable à Selmayr dans laquelle elle lui demande sèchement de s’occuper de ses oignons. Déjà, en juillet, le SEAE a réussi à empêcher la prolongation du mandat de l’ambassadeur de l’Union à Washington, l’Irlandais David O’Sullivan, jusqu’en mars 2020, Selmayr ayant un temps envisager de s’y faire parachuter (une tentative révélée par Libération).
Le rapport de la médiatrice, publié en septembre est accablant : il apparait clairement que sa nomination comme secrétaire général a été préparé dès le mois de janvier et qu’elle n’a jamais fait aucun doute pour ceux qui ont été impliqué et ont fait semblant de participer à une procédure de recrutement totalement bidonnée dès le départ. Tout y est : les mails internes, les documents word modifiés heure par heure… Selmayr comprend à ce moment-là que Pignataro est à l’origine des fuites. Il la charge de répondre à la médiatrice et lui impose de n’en parler à personne. La voilà de nouveau obligée de mentir. Le secrétaire général l’appelle parfois au milieu de la nuit pour lui donner ses directives… Les réponses sont publiées le 4 décembre.
Laura Pignataro n’en peut plus de tordre ainsi le droit et de mentir. Le 12 décembre, selon des confidences qu’elle a faite à des personnes de son entourage, elle affirme qu’elle se serait « trompée de carrière ». « Je suis finie. Tu ne peux pas imaginer ce que j’ai été obligé de faire ces dernières semaines ». Selon cette source, « elle avait l’air terrifiée par l’hostilité de Selmayr ». Le lendemain,l’un de ses proches raconte, que « ses propos étaient devenus incohérents, elle lui a expliqué qu’elle n’avait pas enregistré ses présences et que sa carrière était finie ». Quatre jours plus tard, elle saute dans le vide.
Pas de condoléances pour Laura
Le directeur général du service juridique, Luis Romero, apprend son suicide lors d’une réunion avec ses directeurs à 9h25. Il ne leur dit rien. Il demande simplement : « que savez-vous de Laura ? » Puis il quitte la réunion. Les eurocrates du SJdécouvriront le drame par un message publié sur l’intranet du SJ et non sur le fil général : « Luis Romero a le regret de devoir nous faire part de la triste nouvelle du décès de Laura Pignataro ».
Le pire est à venir : ni Martin Selmayr, ni Gunther Oettinger, le commissaire chargé de l’administration, ni Jean-Claude Juncker ne viendront voir le personnel du service juridique. Et aucun d’eux ne jugera utile d’envoyer ses condoléances à la famille, ni d’assister (ou de se faire représenter officiellement) à la crémation qui a lieu le 21 décembre à Bruxelles. En revanche, « ce jour-là, tous les fonctionnaires ont reçu un message de Selmayr nous souhaitant de bonnes fêtes. On était tous choqués », raconte l’un de ses amis. Même absence le 31 janvier lors de la cérémonie organisée en sa mémoire… Pourtant Selmayr connaissait personnellement Laura Pignataro, puisqu’il la nommée à son poste et a travaillé avec elle durant dix mois. Et tout le monde se rappelle que Juncker n’a pas hésité à assister, le 27 octobre 2016, aux obsèques de Maria Ladenburger, la fille d’un conseiller juridique de la Commission, violée et assassinée par un demandeur d’asile afghan. Là, juste l’indifférence.
Dès sa mort connue, les services de sécurité de la Commission mettent son bureau sous clef. Alors que l’enquête de la police belge est bouclée en quelques jours, il l’est encore à ce jour. Une pratique tout à fait inhabituelle selon nos informations. L’exécutif européen refuse de dire si une enquête interne a été menée pour connaitre les raisons de ce suicide : burn out ? Harcèlement moral ? Problèmes personnels ? Des questions que toute entreprise devrait se poser d’autant que le service juridique a connu six suicides en 12 ans (sur environ 250 personnes). « La Commission est l’un des plus mauvais employeur sur terreur. Humainement, c’est un endroit horrible », confie un directeur de l’institution. Selmayr déclarait d’ailleurs à Libération en décembre 2017 : « on exagère beaucoup ma brutalité, alors que la brutalité fait partie intégrante de cette maison ».
Selmayr récompense ses amis
A nos question, Alexander Winterstein, le porte-parole adjoint, a sèchement répondu : « c’est une question entièrement privée. Je n’ai aucun commentaire à faire ». Nous envoyons un second jeu de questions. La réponse, rédigée après que nous nous soyons entretenu avec un Luis Romero dévasté, est nettement plus humaine : « Laura Pignataro était une excellente et brillante juriste et une collègue très appréciée au sein de la Commission européenne. Son décès a été un choc pour tous les collègues qui ont eu le privilège et la chance de la connaitre et de travailler avec elle ». Mais rien sur l’absence de condoléance ou l’éventuel harcèlement moral dont aurait pu être victime Laura Pignataro : « nous ne souhaitons pas commenter sur (ces) spéculations sans fondement que tu soulèves dans ton message ».
Des raisons autre que professionnelles pourraient-elles expliquer son geste ? Ceux que nous avons pu interroger décrive une femme aimant la vie, ambitieuse, croquant la vie à belles dents, sportive accomplie (plongée, tennis, ski alpin). « Son geste est difficile à comprendre, elle était gaie, forte et énergique », se rappelle l’un de ses anciens patrons, Giulano Marenco, directeur général adjoint du service juridique aujourd’hui à la retraite : « elle ne donnait pas l’impression d’être dépassée par quoi que ce soit ». On sait que sa situation personnelle était compliquée. Son mari, Michel Nolin, un Français fonctionnaire du service juridique, bataillait depuis de longues années contre la Commission, car il estimait ne pas avoir eu la carrière qu’il méritait. Il a même porté plainte devant la Cour de justice (et a perdu). Or, sa femme a été nommée à un poste où elle risquait de devoir traiter du cas de son mari, position pour le moins inconfortable. Les relations du couple s’étaient tellement dégradées qu’elle s’était d’ailleurs réfugié chez son amie avec sa fille quelques jours avec son acte fatal. Sa fille n’a d’ailleurs pas été confié au père, mais au frère de Laura, Andrea…
Le poste de Pignataro a été publié le 4 mars, presque trois mois après sa mort. On sait déjà que Selmayr va nommer l’un de ses fidèles, Allemand comme lui. Le nouveau directeur aura le premier accès à l’ordinateur de Laura Pignataro. En attendant, le secrétaire général sait se montrer fidèle à ceux qui l’ont servi : la directrice générale chargée des ressources humaines, Irène Souka, qui a été un rouage essentiel dans la nomination du secrétaire général a vu, en décembre dernier, son départ à la retraite retardée jusqu’en 2020, avec son mari, Dominique Ristori, DG chargé de l’énergie, alors qu’ils ont déjà bénéficié d’un report d’un an le 21 février 2018, le jour de la nomination du secrétaire général. Même chose pour le fonctionnaire néerlandais Henk Post qui a géré au jour le jour le parcours de Selmayr : à deux ans de la retraite, il vient d’être nommé conseiller spécial avec le grade de directeur général, ce qui lui assurera de très confortables revenus.
(1) Toutes nos sources ont requis l’anonymat
Dessin de Vadot rien que pour ce blog. Merci à ce talentueux dessinateur!
Comme le sparadrap du capitaine Haddock dans « l’affaire Tournesol », la Commission européenne n’arrive pas à se débarrasser du « Selmayrgate ». Loin de s’éteindre, la polémique sur la nomination de l’Allemand Martin Selmayr, l’ancien chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, au poste de secrétaire général de l’exécutif européen n’en finit pas de faire des vagues à Bruxelles. Qualifiée de « coup d’Etat » par le Parlement européen en avril dernier, cette promotion a aussi été jugée illégale par la médiatrice européenne, l’Irlandaise Emily O’Reilly, dans un rapport du 4 septembre qui décrit dans les moindres détails la façon dont Selmayr a sciemment violé les règles du statut de la fonction publique européenne pour s’emparer du plus haut poste de l’administration communautaire.
Mais la Commission reste droit dans ses bottes : elle continue à affirmer qu’elle a respecté toutes les règles et a envoyé sèchement paitre tant le Parlement que la médiatrice. Les eurodéputés, furieux, ont fini par exiger sa démission le 13 décembre par 71 % des voix et la médiatrice, dans un rapport final daté du 11 février, maintient l’ensemble de ses accusations. Autant dire que la fin du mandat de Juncker, qui s’achève le 31 octobre, est gravement terni par cette affaire de prévarication et que le prochain président de la Commission devra sans doute s’engager à se débarrasser de cette encombrant personnage. Emily O’Reilly a répondu aux questions de Libération.
Pourquoi l’affaire Selmayr est-elle grave ?
Martin Selmayr est une personnalité emblématique de la Commission à qui le Président Juncker accorde une grande confiance. Or les conditions rocambolesque de sa nomination comme secrétaire général, que Libération a révélé, ont alimenté le narratif des populistes et des eurosceptiques qui affirment que l’Union européenne est une bureaucratie anonyme et élitiste éloignée des peuples. Il est frappant de constater que cette affaire a largement dépassé la « bulle bruxelloise » pour intéresser le monde entier.
Pourtant, la Commission affirme que ce n’est pas la première fois que l’on nomme de cette façon un secrétaire général.
Les faits parlent d’eux-mêmes. Le milliers de pages que nous avons examiné montrent que Martin Selmayr n’avait pas l’ancienneté suffisante pour être nommé directement secrétaire général, contrairement à tous ses prédécesseurs à ce poste. Aussi, la Commission a organisé sa promotion comme secrétaire général adjoint dans le seul but de le nommer quelques minutes plus tard secrétaire général. Nous avons découvert au moins quatre irrégularités juridiques dans le processus de nomination et c’est beaucoup.
La Commission n’a pourtant reconnu aucune erreur ou manipulation…
D’habitude, lorsque nous discutons d’un cas avec la Commission, même lorsqu’il s’agit d’un cas difficile, nous parvenons toujours à trouver un point d’accord. Il n’y a pas un rejet total à accepter les faits que nous leur présentons comme cela est le cas depuis le début de l’affaire Selmayr. Cette attitude n’a aucun précédent alors qu’elle est seule à refuser de voir la réalité : le Parlement, les médias et moi-même avons tous constaté la même chose, sauf la Commission ! Elle se comporte comme une mère qui regarde son fils militaire défiler et s’exclame : « regardez, aucun ne suit la cadence à l’exception de mon fils ». Il est frappant qu’en dehors de la Commission, personne n’ait réfuté ou contesté les résultats de notre enquête.
Martin Selmayr n’aurait-il pas dû démissionner ?
Ce n’est pas à moi de le dire. Je constate simplement que la Commission affirme qu’elle a respecté l’esprit de la loi, ce qui n’est absolument pas le cas. Les dispositions du statut des fonctionnaires européens pour pourvoir le poste de secrétaire général n’ont pas été respectées, c’est un fait. En le niant, elle se décrédibilise. Il est regrettable que la Commission ait adoptée cette attitude, car cela nuit aux missions de l’institution que l’on doit servir, qui sont de protéger l’intérêt général, et à son image auprès des citoyens. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’une grande partie des fonctionnaires de la Commission partagent mon avis.
Ce qui me sidère dans l’attitude de la Commission est que la recommandation que j’ai faite n’était pas très difficile à suivre. Je n’ai pas prescrit le départ de Martin Selmayr, j’ai simplement proposé qu’elle procède différemment la prochaine fois. Il était donc relativement facile pour eux de répondre : « nous avons retenu la leçon et la prochaine fois, nous agirons différemment après avoir parlé au parlement et au conseil des ministres et blablabla ». Mais non. Ils se sont braqué et ont tout rejeté en bloc, les faits et les recommandations. Cela étant, on peut perdre une bataille et gagner la guerre : je pense qu’à l’avenir, on ne pourra plus nommer un secrétaire général dans de telles conditions. Le tollé causé par cette affaire, la colère exprimée, la façon dont cela a été utilisée pour nuire à la réputation de la Commission et de l’Europe, cela ne peut pas être ignoré. Je suis persuadé que la sanction, c’est la révélation de ce qui s’est passé, ce qui empêchera qu’on agisse ainsi à l’avenir.
L’affaire Selmayr n’est pas isolée : toutes les institutions procèdent à des nominations politiques en tordant les règles…
Mon travail consiste à amener un changement culturel. Si la Commission finit par accepter de changer ses modes de nomination des hauts fonctionnaires, cela va avoir un impact sur le parlement et le conseil des ministres. Ainsi, lorsque José Manuel Barroso, l’ancien président de la Commission, a été embauché par Goldman Sachs, cela a provoqué une prise de conscience des conflits d’intérêts qui existaient depuis longtemps et a poussé les institutions à durcir les règles pour les prévenir. D’autant que ce genre de scandales amène les citoyens à s’intéresser davantage à l’Union. Lorsque je voyage, je constate que les gens savent maintenant qui sont M. Selmayr et M. Juncker. Quand je rentre chez moi, les gens s’intéressent à ce que je dis. Cette prise de conscience de ce qui se passe dans la bulle européenne constitue une pression bienvenue en faveur des réformes.
Finalement, Martin Selmayr a peut-être rendu service à l’Union?
Et sans aucun doute, il s’en attribuera le mérite ! (rires)
Photo: Photo Albert Facelly
N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 8 mars