Clap de fin pour la crépusculaire « commission de la dernière chance » du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker (2014-2019). Alors que les crises des années 2008-2015 qui ont secoué l’Europe se sont apaisées, Ursula von der Leyen, la présidente élue de la Commission, entend rompre avec le discours apocalyptique de ces dernières années. En présentant hier sa nouvelle équipe et la répartition des portefeuilles entre ses vingt-six commissaires, elle a souhaité que le nouvel exécutif, qui doit prendre ses fonctions le 1er novembre, soit simplement « agile et moderne ». Signe le plus évident de cette modernité revendiquée : pour la première fois, la Commission est présidée par une femme et le collège, comme elle l’avait demandé aux États, est paritaire (14 hommes et 13 femmes, les Britanniques en plein « Brexit drama » n’ayant désigné personne). La commission Juncker, elle, ne comptait que 9 femmes.
Une commission bureaucratisée
Mais la structure que l’ex-ministre de la défense allemande a dévoilée hier semble aller à l’encontre de son objectif d’agilité : afin d’essayer de faire fonctionner un collège qui compte bien trop de commissaires pour les compétences limitées dévolues à l’Union, elle a fait le choix de le hiérarchiser à l’extrême et partant de le bureaucratiser. En théorie, les commissaires, qui sont désignés par leur gouvernement respectif, sont égaux et les votes sont acquis à la majorité simple. Autrement dit, nul n’est maitre de son dossier et chaque commissaire peut dire son mot sur ceux de ses collègues. Mais depuis la Commission Prodi (1999-2004), la tendance est à la présidentialisation et à la spécialisation. Il est désormais rare que des votes aient lieu : le commissaire traite avec le président ou plutôt avec son chef de cabinet et l’affaire est close. Juncker avait été plus loin en créant des postes de vice-présidents chargés de coordonner le travail de plusieurs commissaires (« cluster » en anglais), mais sans autorité directe sur les directions générales de la Commission (et donc les fonctionnaires) qui restaient contrôlées par le commissaire en titre.
Comme c’était prévisible, les luttes de pouvoirs se sont multipliées à l’image de celles, homériques, qui ont opposé le Français Pierre Moscovici, chargé des affaires économiques et monétaires, et le Letton Valdis Dombrovkis, le vice-président censé le superviser. D’autres vice-président ont carrément renoncé et se sont laissé marginaliser, comme le Néerlandais Frans Timmermans qui s’est contenté de gérer le dossier polonais… Bref, le bilan de cette expérience est clairement négatif.
Pourtant, Ursula von der Leyen a décidé d’aller plus loin : à ses côtés, un premier vice-président (Frans Timmermans, chargé du « Green deal ») qui présidera la commission en son absence, deux vice-présidents de rang supérieur (Vladis Dombrovskis, chargé de l’économie, et Margrethe Vestager responsable de « l’Âge numérique »), quatre vice-présidents ordinaires (le grec Margaritis Schinas chargé de « protéger notre mode de vie européen », le Slovaque Maros Sefcovic qui entretiendra les relations avec les autres institutions et gérera la prospective, la Tchèque Vera Jourava qui veillera aux valeurs européennes et à la transparence, et la Croate Dubravka Suica, responsable de la protection de l’État de droit), le ministre des affaires étrangères (l’Espagnol Josep Borrel) qui a aussi le statut de vice-président et enfin un commissaire qui dépendra directement d’elle, l’inamovible Autrichien Johannes Hahn nommé au budget et à l’administration. Soit en tout huit vice-présidents, soit le tiers des commissaires…
Conflits
Pour ajouter un zeste de complexité, les trois vice-présidents de premier rang auront la gestion directe d’une direction générale (DG) à la différence des autres vice-présidents : Timmermans hérite de la DG climat, Vestager garde la concurrence, ce qui lui assure un record de longévité à ce poste, et Drombroskis gère la DG services financiers…
Le découpage des portefeuilles a aussi été revu et pas dans le sens de la simplicité. Ainsi, la Française Sylvie Goulard hérite du marché intérieur, comme Michel Barnier avant elle, mais sans les services financiers et avec le marché numérique et la nouvelle direction générale de la défense et de l’espace. Ou encore, l’élargissement et la politique de voisinage (confié au Hongrois Laszlo Trocanyi) sont séparés des « partenariats internationaux » (gérés par la Finlandaise Jutta Urpilainen) et du commerce (récupéré par l’Irlandais Phil Hogan qui va gérer la relation future avec Londres)…
Des conflits de compétences, d’égos et de nationalité risquent donc de se multiplier. D’autant que l’équilibre politique de la Commission est complexe. On compte pour la première fois plus de socio-démocrates (10) que de conservateurs (9), 5 libéraux, un apparenté vert, un indépendant (Slovénie) et un eurosceptique (Pologne). Si les querelles ont été violentes entre Moscovici et Dombrovskis, c’est aussi parce que l’un était socialiste d’un grand pays et l’autre ultra-conservateur d’un petit pays. Au passage, ce dernier va devoir une nouvelle fois composer avec un social-démocrate, Ursula von der Leyen ayant attribué le portefeuille des affaires économiques à l’Italien Paolo Gentiloni.
Mais tout n’est pas joué : il va maintenant falloir que les commissaires désignés passent un grand oral devant les commissions spécialisées du Parlement européen au début du mois d’octobre. Ceux dont les portefeuilles sont vastes, comme celui de Sylvie Goulard, vont devoir comparaitre devant plusieurs commissions. L’exercice n’est pas que de pure forme. Dans le passé, plusieurs impétrants ont dsoit rentrer chez eux, soit changer de portefeuille. Et le règlement intérieur du Parlement prévoit désormais que chaque commissaire doit être approuvé par une majorité des deux tiers des voix de commission, ce qui facilite les minorités de blocages, mais aussi les marchandages. D’ores et déjà, les auditions de la Française, du Polonais et du Hongrois s’annoncent houleuses. La première devra s’expliquer sur plusieurs affaires financières embarrassantes (lire par ailleurs). Le second, Janusz Wojciechowski, actuel membre de la Cour des comptes européenne, fait l’objet d’une enquête de l’OLAF, l’office anti-fraude de l’Union, pour avoir triché sur ses frais de transport (plusieurs dizaines de milliers d’euros)… Le troisième sur les lois liberticides qu’il a couvertes en tant que ministre de la Justice de Viktor Orban.
N.B.: article paru dans Libération du 11 septembre
Photo: AP