Le propos qui suit s'intéresse à ce que peut faire un décideur public pour favoriser une souveraineté numérique. En réfléchissant à la notion de géopolitique du numérique et de ses conséquences sur la France, un des mots clefs paraît être celui de souveraineté. Or, il est intéressant que ce substantif qui, dans une conception classique, était absolu (la souveraineté) s’est vu ajouter des adjectifs : celui de souveraineté numérique (à la suite d’un débat lancé au début des années 2010 par Pierre Bellanger et devenu aujourd’hui commun) mais aussi celui de souveraineté économique, lui aussi ancien : cependant, il était réservé à une certaine partie de l’échiquier politique et il a vu son emploi élargi à la suite de la pandémie de Covid 19, quand l’opinion s’est rendu compte de la dépendance industrielle de l’Europe envers la Chine.
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Quelques rappels sur la souveraineté
A l’origine, la souveraineté est un mot issu de la philosophie politique classique. Le terme a traversé les siècles pour reprendre en France un nouveau relief au cours de la seconde partie du XXe siècle. En effet, il est très lié à la puissance et le débat autour de cette notion de souveraineté est typiquement français et continue de contribuer à l’exception française. Entre la France première puissance militaire à la sortie de la 1GM (regardons ici le défilé de la victoire en 1919) et le désastre de 1940, la France a connu les extrêmes de la puissance. Ce traumatisme traverse le XXe siècle, d’autant qu’il a été renforcé par les échecs des guerres de décolonisation et de l’intervention de Suez en 1956.
Aussi le discours sur la souveraineté croise-t-il deux autres thèmes : celui de l’indépendance (qui est très proche de la souveraineté) et celui de la puissance. Ces trois mots font partie de l’ADN des armées dont c’est au fond une mission principale. Le général de Gaulle a réussi à construire un discours sur l’indépendance qui a convaincu une majorité de Français (souvenons-nos toutefois qu’il était très controversé en son temps et que l’unanimité que son nom rencontre aujourd’hui est largement posthume). L’indépendance a été assurée par une autre décision, celle de devenir une puissance nucléaire (décision prise, toutefois, sous la fin de la IVe République), mise en œuvre par l’armée. Au fond, l’armée nouvelle voulue par De Gaulle est celle qui permet d’assurer militairement l’indépendance du pays. Le consensus bâti autour du nucléaire en résulte.
Mais l’indépendance, sous le mot de souveraineté, a aussi été soulignée dans les institutions. Sans parler de la coutume constitutionnelle qui attribue un domaine réservé au Président de la République, observons que le mot de souveraineté est régulièrement employé dans la Constitution : tout d’abord, la souveraineté émane du peuple et c’est sur cette souveraineté populaire qu’est fondée notre démocratie. Mais la souveraineté est aussi la souveraineté extérieure (l’autre face de la souveraineté populaire) et rejoint en ce sens l’indépendance.
Insistons : dans cette conception originelle, la souveraineté est donc d’abord politique et repose sur des moyens militaires pour être garantie. Et puisque nous nous intéressons au numérique en général et au cyber en particulier, examinons plus précisément la question de la souveraineté numérique.
Critères de décision de la souveraineté numérique
A la différence de l’espace physique sur lequel repose la conception traditionnelle de la souveraineté (qui s’entend sur un territoire, celui-ci étant un espace occupé par ses habitants qui en revendiquent l’occupation), le cyberespace n’a pas de limites physiques évidentes. Cela ne signifie pas qu’il n’a pas de limites physiques, simplement qu’elles sont difficiles à appréhender. Aussi, pour les besoins de l’analyse, il nous semble qu’il faille considérer la souveraineté selon les trois couches du cyberespace : couche physique, couche logique, couche sémantique.
De même, il convient de s’interroger sur l’échelle pertinente : s’agit-il de l’échelle française ? de l’échelle européenne ? d’une éventuelle échelle occidentale ? Autrement dit encore, quel niveau d’interdépendance est -on prêt à accepter ? Or, le cyberespace ne bénéficie pas de l’arme ultime (la silver bullet) qui marche à tout coups et assure à son détenteur un pouvoir de destruction imparable sur son adversaire. C’est bien pour cela que tous les discours sur la cyberdissuasion nous paraissent reposer sur une compréhension erronée tant de la dissuasion nucléaire que de la nature du cyberespace et de la conflictualité qui s’y déroule. Dans le monde classique, celui de la souveraineté, l’arme nucléaire a apporté à la France ce qu’elle avait perdu : l’assurance de pouvoir éviter le désastre de 1940, ce qu’elle avait vainement essayer de chercher entre les deux guerres avec la ligne Maginot.
Cela signifie que dans le cyberespace, une sécurité absolue paraît impossible. Ce qui semble invalider la possibilité d’une action seulement solitaire : plus exactement, le traitement de la souveraineté cyber suppose de savoir étager ce qui reste de la responsabilité absolue de l‘échelon national. Cela ne peut être qu’un domaine réduit en volume (peu d’informations à protéger) aussi à cause des moyens nécessaire à mettre en œuvre pour assurer cette protection maximale. Nous sommes alors au cœur de souveraineté et la souveraineté militaire doit obtenir tous les moyens pour l’atteindre. Hormis ce petit échelon national, la question se pose alors de ce que l’on doit protéger en plus (quel périmètre) donc de ce qu’on doit partager relativement (quels moyens).
A titre d’exemple : faut-il conserver en France, en Europe, en Occident, une capacité de fabrication de semi-conducteurs les plus avancés ? si oui, quel en est le modèle économique ? S’il s’agit (c’est probable) d’un bien dual, comment s’assurer que ledit produit rencontre la faveur du public tout en étant rentable ? L’exemple choisi appartient à la couche physique mais on pourrait à l’envi reproduire le raisonnement sur les autres couches, en articulant le besoin, l’échelon géographique pertinent et l’équilibre économique. Il faut ici se méfier de nos visions colbertistes qui ont quand même, en matière de technologie, produits assez d’échecs pour que nous nous méfions de nous-mêmes. Mais l’on voit bien que ces questions sortent du champ de responsabilité du décideur militaire qui peut difficilement les influencer.
Enfin, une troisième série de facteurs vient compliquer l’analyse, il s’agit des évolutions technologiques. Une culture d’ingénieur aurait tendance à ne voir ici que de la science. Or, dans le numérique, ne considérer que les aspects techniques risque souvent d’aboutir à l’échec. Le minitel fut une belle aventure rencontrant un vrai succès populaire, mais sa conception centralisée ne résista pas à l’architecture décentralisée proposée par les Américains. Or, nous avions les ingénieurs (je pense à Louis Pouzin) qui avaient proposé et mis au point cette architecture décentralisée. Ainsi donc, l’innovation est aussi, forcément, une innovation d’usage. On peut mentionner les beaux mots de 5G, de quantique, d’IA, de blockchain, si on n’anticipe pas les usages on court à l’échec. La veille ne doit donc pas être seulement technologique, elle doit s’intéresser aux usages….
L’équation est donc extrêmement difficile. Plus exactement, une fois qu’on a défini le périmètre à défendre absolument, (le cœur de souveraineté que j’évoquais à l’instant), il va falloir travailler pour la sécurité du reste avec un oxymore : une souveraineté relative. Les politistes ont choisi des mots compliqués pour essayer de rendre ce paradoxe : interdépendance, autonomie stratégique, etc… Ce n’est pas très convaincant, d’autant que le décideur en dernier ressort fixera peu de directions claires.
Ici, il me semble qu’une boucle OODA est appropriée. Attention toutefois à ne pas vouloir l’accélérer car la vitesse ne nous semble pas le critère le plus pertinent. Mais il s’agit bien d’organiser une veille (orientation et observation) qui permette d’identifier (dans les trois couches) les points sensibles. Quel serait le critère de la sensibilité ?
Nous voici ici au D de décider. La veille pour la veille n’est pas utile, la veille doit être effectuée aux fins d’action. Le chef doit exiger des comptes-rendus réguliers de la veille mais aussi des propositions de décision associées. C’est d’ailleurs pour cela aussi qu’il ne faut pas accélérer le rythme de la boucle OODA (contrairement à l’intuition de John Boyd). Ce processus est récurrent (à la différence de la bataille qui est temporaire) et il faut suivre le temps du chef (et donc ses disponibilités). La boucle OODA doit ici être lente.
L’action vient ensuite (là encore, la nécessité de l’action signifie que les points de veille ne doivent pas être trop rapprochés). Elle doit être suivie et surtout évaluée, car de ses résultats dépendent l’orientation du cycle suivant. Il faut donc des critères d’évaluation associés à chaque décision. Ces critères permettront de relancer la boucle sur le prochain cycle.
En conclusion, la souveraineté numérique semble impossible à atteindre (sauf pour un cœur très limité de cybersouveraineté nationale). On doit donc décider d’une souveraineté relative, tout paradoxale que soit l’expression. Cela suppose un dispositif de veille mais qui soit articulé sur des décisions, notamment de partage avec des alliés, dûment choisis et évalués.
O. Kempf
Dans le cadre du dossier annuel d'ER, voici un premier artticle pour cette année. J'ai un peu l'intention de revenir plus souvent... Il faut juste que je trouve le temps....
Thomas (ici) a en effet parcouru le vocabulaire militaire que notre confinement actuel pouvait évoquer : blocus, embargo, endiguement, autant de termes opératifs qui renvoient à notre expérience présente. A un détail près cependant : notre confinement n’a rien de militaire. On peut certes évoquer les hôpitaux de campagne qui ont été mis en œuvre, les liaisons aériennes par hélicoptères ou kits Morphée, les quelques PHA mis en alerte au profit des DOM-COM mais finalement, l’outil militaire a été peu utilisé. Certes, il faudrait aussi évoquer les conséquences opérationnelles du confinement sur les forces : entre les cas qui se sont déclarés sur le Charles de Gaulle ou sur le bâtiment américain Théodore Roosevelt au printemps, ou les mesures de confinement ajoutées à la préparation opérationnelle avant les Opex (ou au retour d’Opex). Rien là finalement qui n’attire l’intérêt au-delà des spécialistes.
Mais du coup, si l’on réfléchissait en termes de grande stratégie, celle qui est au-dessus de la stratégie militaire, celle que doit conduire le stratège politique qui préside aux destinées de la Nation ? Voyons cela...
Les pays fermés
Car le confinement est une stratégie qui peut se décider pour des raisons politiques et pas seulement sanitaires. Deux exemples viennent à l’esprit : la Corée du Nord et le Turkménistan.
Le cas de la Corée du nord est le plus connu. Pyong-Yang a en effet décidé de fermer ses frontières avec l’extérieur et de ne pas autoriser la libre circulation de ses citoyens à l’extérieur, et même à l’intérieur du pays. Mais l’expression de « royaume ermite », utilisée souvent pour désigner le pays, s’applique en fait à toute la péninsule, tant elle a été prise en tenaille entre de multiples puissances expansionnistes : Chine, Japon et Russie, traditionnellement. Depuis le XVIIe siècle, face à tant d’invasions, la Corée se ferme et se méfie de tout ce qui est étranger. En fait, la dynastie Kim reprend une vieille tradition coréenne. Dès lors, malgré l’ouverture de quelques zones franches, le pays vit refermé sur lui-même, ce qui constitue un de ses piliers géopolitiques.
Le Turkménistan est moins connu. A la suite de l’éclatement de l’URSS, le pays devient indépendant sous la houlette d’un dictateur, Saparmurat Niazov (qui meurt en 2006). Ce « Turkmenbachi » (père des Turkmènes) conduit une politique d’indépendance nationale autour de la langue turkmène, à la fois pour se dégager de l’influence russe et pour dépasser la structure tribale de la société. Cependant, malgré d’énormes richesses en hydrocarbures qui en font un eldorado gazier et constituent l’essentiel de ses relations extérieures, le pays s’enferme. Membre à l’origine de la Communauté des Etats indépendants qui a succédé à l’URSS, il en devient un simple « membre associé », afin de manifester une neutralité officielle. Dès lors, la population, jeune et endoctrinée par l’éducation du régime (autour du livre Ruhnama écrit par Niazov et qui a officiellement autant de valeur que le Coran), se voit interdire toute relation avec l’extérieur. Le système est donc moins dur que celui de Corée du Nord, le pays est plus riche grâce au pétrole, mais il reste enclavé et très distant envers toute communication étrangère.
Les pays murés
Une autre forme de confinement consiste à dresser des murs, des clôtures et des barrières à ses frontières. Certaines sont très anciennes (que l’on pense justement à la DMZ entre les deux Corées, qui date de 1953), d’autres bien plus contemporaines, pour des motifs divers. Constatons qu’en ces temps de mondialisation, donc d’ouverture, les murs et clôtures se multiplient, comme s’ils étaient une externalité de cette mondialisation.
Ils ont différentes formes et ne ressemblent pas tous à l’accumulation de grillages autour des présides de Ceuta et Melilla : ainsi, une marche peut constituer une telle barrière : un espace avec un obstacle naturel (ou pas) mais surtout aucun point de franchissement, manifestant la volonté des deux pays de ne pas échanger : par exemple la marche entre Panama et Colombie, ou celle entre Papouasie et Indonésie. De simples grillages peuvent suffire, comme entre Botswana et Zimbabwe (le Botswana a d’ailleurs invoqué des raisons sanitaires pour justifier, en 2003, l’érection de cette barrière électrifiée). Enfin, de véritables ouvrages avec beaucoup de technologie peuvent s’élever, comme aux frontières du Koweït ou celle d’Arabie Séoudite.
Il est vrai que la plupart de ces murs sont destinés à empêcher l’autre de venir. La barrière est alors tournée vers l’extérieur, créant deux zones : une qui serait « protégée », l’autre qui serait ouverte à tout vent. Le discours sanitaire est sous-jacent car l’autre est censé apporter avec lui bien des inconvénients dont on ne veut pas. L’autre est synonyme de danger. Ce peut être pour des raisons de contrebande (motif invoqué par le sultanat de Brunei face à la Malaisie orientale, ou par l’Inde face au Bengladesh), sécuritaires (Chine, Thaïlande, Ouzbékistan, Iran, Maroc) et bien sûr l’immigration (multiples exemples).
Des pays ouverts utilisent largement ces dispositifs : que l’on pense à l’Union Européenne et son dispositif Schengen (avec des zones très équipées, par exemple en Thrace), aux États-Unis (D. Trump a attiré l’attention sur cette barrière qui restait à terminer d’ériger) et bien sûr à Israël, qui a dressé un véritable mur de plusieurs mètres de haut à l’intérieur de son pays pour se séparer des zones officiellement attribuées à l’autorité palestinienne.
La barrière est un moyen de « réduire le risque », notre société contemporaine manifestant une aversion maximale au risque. De ce point de vue, elle obtient l’assentiment de la population qui y voit l’affirmation d’une souveraineté perçue comme menacée. Mais dans un certain nombre de conflits gelés, la barrière peut aussi constituer un signe d’apaisement permettant l’ouverture de négociation. Aussi bien, la barrière n’est pas aussi rigide que certains la présentent souvent. Elle est d’ailleurs efficace à court terme mais elle perd son usage dans le temps. Car l’étanchéité des murs paraît hypothétique notamment sur de longues distances. Élever une barrière ne suffit pas : il faut la surveiller, l’entretenir, être en mesure d’intervenir en cas de problèmes et de repousser « l’autre » qui voudrait passer en force. Autant de moyens humains qui sont indispensables et qui supposent des ressources constantes, rarement allouées dans la durée.
Confinements intérieurs
Dernier exemple de confinement stratégique, celui du confinement intérieur. Il peut affecter une population entière : la pandémie de 2020 nous a montré comment. Plus habituellement, il concerne certains espaces ou certaines catégories de la population.
On peut bien sûr penser aux zones réservées pour des motifs sécuritaires, telles les zones militaires (aux statuts divers, de la simple zone protégée aux zones sous haute surveillance) mais aussi les centrales nucléaires ou autres emprises Seveso. Nous sommes ici à cheval entre des motifs régaliens et des considérations de sécurité publique, sans même parler des clôtures particulières destinées à protéger la propriété privée. Mais au-delà de ces cas courants, il y a des confinements exceptionnels.
Le cas d’Israël construisant un mur intérieur le long de la ligne verte est symptomatique de ce confinement intérieur des espaces. N’oublions pas non plus les dispositifs d’apartheid comme ceux qu’a connu l’Afrique du sud.
Deux autres phénomènes existent, assez proches et admis socialement. D’une part, les zones d’accueil des gens du voyage, disposées partout sur le territoire. Les gens du voyage ont mauvaise réputation, précisément parce qu’ils n’ont pas de domicile fixe. A défaut d’un passeport individuel retraçant leur itinéraire sur le territoire, les autorités ont mis en place des obligations d’accueil géographique aux alentours des agglomérations. Autre phénomène, celui des « parcos », qui désignent en Italie ces regroupements de maisons entourées et gardées pour des raisons de sécurité. Le phénomène se répand notamment aux États-Unis, sous le nom de gated communities (quartier résidentiel fermé). Ces deux exemples retracent les phénomènes observés aux frontières extérieures. Le premier vise à cantonner les extérieurs dans des enceintes réservées (des sortes de frontières intérieures), quand le second vise à se protéger soi-même de l’extérieur en s’isolant. Dans un cas, le confiné est reflué dans l’espace clos, dans l’autre, l’espace clos sert à protéger le confiné.
Ainsi, le confinement constitue une stratégie générale visant à isoler deux populations, l’une « saine », l’autre « dangereuse ». Finalement, il constitue un outil courant permettant de séparer « le même » de « l’autre ». Il s’applique aussi bien aux frontières extérieures, soit qu’il faille empêcher la population de sortir, soit d’empêcher l’étranger d’entrer. Mais le phénomène existe aussi à l’intérieur, avec des sortes de confinements temporaires ou durables, permettant de confiner relativement telle ou telle population.
De ce point de vue, la situation que nous avons connue avec la pandémie et les confinements nationaux mis en place est extraordinaire, au sens premier du mot : En effet, il ne s’agit pas simplement d’empêcher la population de sortir du pays, mais tout simplement de limiter ses déplacements à l’intérieur du pays, à l’encontre d’une liberté de circulation qui apparaissait traditionnellement comme une liberté publique intangible.
Olivier Kempf
Voici une BD qui vaut le détour par deux thèmes rarement traités en BD : la RDA (République Démocratique d'Allemagne) d'une part, la géopolitique du football d'autre part.
L'histoire est assez simple : deux frères (le plus vieux à peine adolescent) s'échappent de la chute de Berlin en 1945. Un peu plus tard, ils se font recruter par la STasi, l'agence d'espionnage du nouveau régime communiste est-allemand. Ce sont de bons éléments au point que l'un d'eux est envoyé en "immersion" dans le pays d'en face, la RFA. Il devient membre de l'équipe nationale de football. Son petit frère reste lui au pays et encadre l'équipe nationale de RDA. Mais les deux équipes vont se rencontrer en match de poule dans un affrontement fratricide et hautement politique. Quelles attitudes vont-ils tenir, alors qu'ils ne se sont pas vus depuis dix ans ?
J'ai beaucoup apprécié, le déroulé de l'histoire, qui mêle de façon harmonieuse le débat affectif et politique entre les deux frères mais aussi leurs relations avec leur hiérarchie et surtout, tout l'environnement de l'époque, celui des deux équipes et celui de la société ouest-allemande. C'est parfaitement troussé et on s'interroge jusqu'au bout de ce qui va advenir, aussi bine pour le match de foot que pour le destin de chacun.
Comme tout roman graphique, le dessin est bien fait sans être trop léché, mais pas pour autant négligé. On reconnait notamment très bien les portraits. Pour les amateurs de football, voir Beckenbauer en fayot intransigeant et Paul Breitner en militant gauchiste est un moment succulent (que je ne connaissais pas....
Enfin, cette page d'histoire qui intervient au moment de la détente et juste après l'Ost-Politiik est si rarement traitée en BD qu'elle vaut à elle seule le détour. Dernier point : c'est aussi un voyage à l'intérieur des mécanismes de la Stasi (mais sur ce sujet, il y a plusieurs films qui sont sortis, vous les connaissez sans doute).
Bref, bonne idée de cadeau pour Noël si vous avez un proche amateur de politique et de football... Ou seulement amateur de BD, d'ailleurs;
O. Kempf
J'ai oublié de vous le dire : j'ai fondé l'institut de cybersécurité et de résilience des territoires (INCRT) après une réflexion de quelques mois et en association avec plusieurs amis et partenaires. Je salue notamment le Général (2S) Marc Watin-Augouard, qui a accepté de présider ce nouvel institut, dont vous pouvez trouver les détails à l'adresse : www.cyberterritoires.fr. Outre quelques articles ou études publiés ici ou là (notamment une étude publiée à la FRS, voir ici), j'ai répondu aux questions de l'institut, parmi d'autres (ici). Voici l'article ci-dessous
Mon Général, vous êtes une référence de la cyberstratégie en France. Vous avez publié votre premier livre sur le sujet en 2011, vous dirigez la collection cyberstratégie chez Economica, vous êtes chercheur associé à la FRS et membre du Conseil scientifique du FIC, vous êtes régulièrement consulté sur la question : Qu’est-ce qui pousse un homme de votre expérience à créer et vice-présider un Institut consacré à la cybersécurité et la résilience des Territoires ?
Une observation et une expérience.
L’observation que le dispositif français de cybersécurité s’est mis en place au niveau national depuis une dizaine d’années : création de l’ANSSI, renforcement des moyens au travers des diverses LPM, création de l’OG Cyber, mise en place du Pôle d’Excellence cyber, développement du FIC, croissance d’entreprises de toutes tailles qui bénéficient d’un marché lui-même en forte croissance… Tout ceci est parfait mais encore très centralisé, très parisien, très « grands comptes ». De même, l’UE s’est saisie du problème (Directive SRI, RGPD, définition des OSE). Mais là encore, on ne s’adresse qu’aux gros.
Ici vient l’expérience, qui est double. Les aléas de la vie m’ont conduit à plus pratiquer la « province », ce mot qu’on ose à peine prononcer mais auquel je trouve encore beaucoup de charme. Je l’ai fait pour des raisons privées mais aussi professionnelles. Aussi n’ai-je pas trop été surpris quand la pandémie est survenue et que tout le monde a dû passer d’un coup au télétravail. La Covid a plus fait pour la transformation numérique que toutes les initiatives que j’avais pu lancer dans mes précédentes fonctions. Tant mieux, mais ce faisant les territoires ont énormément augmenté leur surface de risque, d’autant plus qu’ils ont le plus souvent une culture très réduite de la cybersécurité.
Aussi m’a-t-il paru nécessaire de m’intéresser à ces territoires, en partant du bas, du terrain : de ce point de vue, le pragmatisme militaire qui fait partie de ma culture m’y aide beaucoup.
Quels sont les objectifs qu’un homme de votre expérience assigne à ce nouvel outil au service des territoires, quelles sont les valeurs que vous voulez y voir appliquées ?
Le premier principe est de partir du terrain, des besoins. Trop souvent, des vendeurs de solution viennent et débitent leur argumentaire, sans vraiment écouter ce que leurs interlocuteurs ont à dire. Or, chaque territoire est particulier. Une ville moyenne qui s’est spécialisée dans le tourisme n’aura pas le même besoin qu’une autre dans une région viticole ou une troisième qui a encore un gros tissu industriel menacé par la crise économique. Si la cybersécurité est une, s’il y a forcément des points communs, les besoins sont différents et il faut donc d’abord écouter et dresser des diagnostics ensemble, au vu des forces et faiblesses du territoire, avant de proposer des actions. Le deuxième principe est celui de la bienveillance : trop souvent, les victimes voient venir des spécialistes qui leur disent « mais vous n’auriez jamais dû faire ceci ou cela, ce n’est pas bien ». De fait, souvent on blâme la victime, comme si c’était sa faute. Je pense au contraire qu’il faut accompagner les victimes et les futures victimes pour les aider à progresser.
Le dernier principe va de soi mais il convient de le rappeler : il s’agit d’œuvrer pour le bien commun et la cohésion nationale et territoriale. Une fois encore, il faut compléter par le bas ce qui se fait bien au niveau central.
Selon vous, qu’est ce qui explique le retard pris par les territoires et leurs composantes dans la prise conscience de la cybercriminalité et la mise en place de mesure et d’outils de Cybersécurité ?
Le sentiment qu’ils sont trop petits pour être visés (sentiment partagé aussi bien par les CT que par les PME PMI). Accessoirement, une question de ressources disponibles : il y a tellement de besoins par rapport à des moyens limités qu’on ne prend pas les mesures minimales de cybersécurité. On « prend le risque » car on estime qu’il y a d’autres urgences. Celles-ci sont bien sûr légitimes mais il faut désormais faire uen petite place à la cybersécurité. On ne peut plus la négliger.
Le problème, c’est que désormais, tout le monde est visé, la cybermenace ne vise plus seulement les gros. On a connu une vague incroyable de fraudes au président ces dernières années, puis de rançonnages contre des collectivités publiques au cours des 15 derniers mois. Elle dure encore et ne cesse d’enfler. Accessoirement, la pandémie a forcé tout le monde à passer au télétravail, ce qui a ouvert de gigantesques portes aux agresseurs…
La cyber menace ne peut plus être ignorée. Y répondre fait partie désormais des facteurs d’attractivité d’un territoire.
Que propose l’INCRT pour accompagner les territoires dans ce défi, désormais presque quotidien ?
Tout d’abord, une veille et un éveil. Il convient de parler aux territoires mais aussi de les écouter. De ce point de vue, l’institut sera une plateforme qui permettra à chacun de suivre et de rencontrer.
Ensuite, nous irons dans les territoires à la demande des CT afin de présenter et sensibiliser, mais aussi de montrer que des solutions simples existent. Nous agirons bien sûr avec nos partenaires comme cybermalveillance ou la Gendarmerie nationale. Enfin, s’il y a des demandes plus précises, nous voulons aussi être un « do tank » et mobiliserons notre réseau d’experts pour répondre aux besoins exprimés.
Olivier Kempf
J'ai participé vendredi 1A3 novembre à la table ronde du Medays 2020, organisée sur les réactions à la pandémie, notamment du point de vue numérique.
Vous trouverez un bref compte-rendu de cette table ronde ici.
J'en extrait ceci : Selon Olivier Kempf, directeur de La Vigie, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et directeur de la Collection Cyberstratégie chez Economica, la crise sanitaire a contribué au renforcement des inégalités dans l’utilisation des outils numériques et a augmenté le risque de cyberattaques, appelant ainsi à investir beaucoup plus dans ce domaine en vue de garantir la sécurité des systèmes d’information. Il a dans ce sens mis en exergue l’intérêt de l’Afrique et l’Europe à œuvrer ensemble et mobiliser leurs efforts, à travers un partenariat liant les deux continents et visant à tirer profit de cette révolution numérique. M. Kempf a ajouté que ce partenariat permet aux deux parties d’intégrer un marché potentiel de près de 2 milliards de personnes et de pouvoir ainsi concurrencer la Chine et les États-Unis.
OK
Cela fait des semaines, des mois que je n'ai pas publié : mille excuses. Je dos être mal organisé ou très pris (au choix). Voici donc un texte paru dans un dossier de l'IRIS sur "le virus du faux" (lien ici). J'y publie un texte sur la disparition de l'autorité scientifique, lisible ci-dessous. OK
La crise de la Covid 19 affecte en profondeur l’année 2020. Cependant, si les conséquences géopolitiques sont relatives, si les conséquences économiques sont énormes, la pandémie a accéléré un autre mouvement, plus discret et moins évident : celui de la perte de confiance envers l’autorité scientifique.
Permanences et accélérations
D’une part, les tendances lourdes du monde d’avant ont persisté. Certes, quelques-uns ont saisi des opportunités, comme la Chine qui en a profité pour accélérer sa maîtrise de Hong-Kong ou l’Arabie Séoudite qui a tenté de s’exfiltrer du Yémen. Le bilan médical de la pandémie sera lourd mais sans constituer par lui-même un choc démographique déstabilisant, à l’image de la Grande peste ou des ravages microbiens lors de l’invasion des Conquistadors. En revanche, les conséquences économiques de l’arrêt de la production mondiale pendant deux mois seront très sensibles et nous mettrons deux ou trois ans à les surmonter.
D’autre part et hormis la question économique, la crise a accéléré des phénomènes qui prévalaient. Mentionnons ici la prégnance accélérée des outils numériques, la radicalisation de la crise intérieure américaine ou encore une radicalisation politique de la gauche mondiale au profit d’une lecture systématique de communautés séparées sur la base de la couleur de peau (ne plus dire race), du genre (ne plus dire sexe) ou de la position victimaire.
Débat scientifique
Au chapitre des accélérations, le débat scientifique est arrivé sur la place publique. Il a pris des détours surprenants pour se concentrer sur les questions de médecine. Il est vrai que le confinement nous y forçait, puisque nous avons tous essayé de comprendre ce virus qui suscitait une réaction aussi radicale que la mise à l’abri de populations entières.
Ainsi, les virus ne sont pas des microbes, la transmission de virus d’animaux à l’homme est chose courante, notre patrimoine génétique s’améliore au fur et à mesure des résistances acquises par la rencontre préalable d’autres virus et maladies, etc. Accessoirement, ces virus se répandent plus facilement grâce à la mondialisation puisque celle-ci passe par des échanges beaucoup plus nombreux que par le passé.
Mais ces explications n’ont pas suffi. Il nous a fallu comprendre comment nous en étions arrivés là : passons sur l’impréparation et la faiblesse des moyens (de lits, de respirateurs, de masques, de tests, ces derniers n’étant toujours pas opérés en assez grand nombre) qui ont suscité leur lot de polémiques ; rapidement, la question a tourné autour des moyens de traiter ce virus, aujourd’hui et demain. Les autorités nous ont promu des tests cliniques de traitement qui étaient faits au niveau européen et dont nous devions avoir les premiers résultats en avril. Constatons que les résultats sont décevants, non seulement parce que les solutions n’ont pas été trouvées mais aussi parce que l’ampleur des tests à déçu.
L’affaire de la chloroquine
Alors est intervenu un personnage haut en couleur, le professeur Raoult, initialement présenté comme un des grands spécialistes mondiaux d’infectiologie. Il prônait un traitement précoce à base de chloroquine et expliquait qu’il obtenait de bons résultats. La planète médiatique prit alors feu. Avec son air de Panoramix, on avait l’impression du druide du village gaulois résistant à l’envahisseur, tandis que les élites poussaient des cris d’orfraie face à cet hérétique qui suivait sa propre voie. Dans cette nouvelle bataille d’Hernani, chacun pouvait avoir son avis d’autant plus que le « Conseil scientifique » mis en place par le gouvernement avait des avis qui semblaient évoluer au gré des circonstances.
Un peu plus tard, une étude tout aussi fracassante était publiée par une revue médicale de renom, the Lancet. Elle s’appuyait sur du Big data et concluait à l’ineptie des traitements par chloroquine. Le Conseil sanitaire décidait aussitôt qu’il fallait interdire la chloroquine (médicament utilisé depuis trois quarts de siècle contre le paludisme en Afrique et dont on ne savait pas qu’il présentait jusqu’alors de si grands dangers). Comme dans tout bon vaudeville, une semaine plus tard on apprenait que l’étude avait été « bidonnée », que les statistiques avaient été inventées par une société plus mercantile que médicale : the Lancet retirait la publication et l’OMS son avis contre la chloroquine.
Précisons ici que nous n’avons aucune idée du bien ou du mal-fondé de ce médicament mais qu’il est révélateur de bien des choses.
Autorité scientifique
Allons au fait : ces affaires, aussi bien celle de la pandémie que de la chloroquine, révèlent la fin de l’autorité scientifique. Voilà une nouveauté dont on discernait pourtant les signes mais qui est désormais établie.
Elle n’est pas surprenante tant les « autorités » traditionnelles se sont affaiblies : ce fut le cas des religions (relisez M. Gauchet sur le désenchantement du monde), des idéologies, des syndicats, des partis politiques ; il y eut le déclin de la presse, celui de l’école, celui de l’hôpital. Toutes ces institutions, toutes ces autorités morales se sont peu à peu affaissées. Voici d’ailleurs une des causes de la fin de l’universalisme.
La dernière autorité restait l’autorité scientifique. Les savants, du fait de leurs longues années d’étude, de leur rare prise de parole publique, de leur rigueur, mais aussi du reliquat d’un certain positivisme, hérité d’Auguste Comte, gardaient leur crédit. Nous croyions tous encore un peu au progrès, avec une part de raison.
Le progrès, toujours le progrès
En effet, nous avons évolué à propos du progrès. Nous avons compris que le progrès scientifique n’entraînait pas, contrairement aux illusions des siècles passés, un progrès social. Pour autant, nous savons bien que le progrès scientifique continue (même s’il est de moins en moins compréhensible) et surtout, nous observons dans notre vie quotidienne l’irruption du progrès technologique. Cela passe bien sûr par les technologies numériques (nous ne parlons pas bien sûr de l’ultime version de votre ordiphone qui appartient plus au domaine du marketing que de la technologie) mais pas uniquement : nos avions, nos voitures, nos outils, nos soins se sont améliorés. Nous attribuons ce progrès technologique au progrès scientifique. Et il est vrai que la science continue son œuvre et que la réponse scientifique à la pandémie a été remarquable, puisqu’on a isolé l’ADN du virus en quelques semaines et que les prototypes de vaccin sont testés partout. Jamais dans l’histoire de l’humanité une maladie nouvelle n’aura été traitée aussi rapidement. Et pourtant…
Impatience et défiance
Par impatience, nous comprenons mal que nous n’y soyons pas arrivés plus vite. Rappelons qu’on n’a toujours pas de vaccin contre le Sida, apparu il y a quarante ans, et qu’on traite difficilement cancer et Alzheimer…
Surtout, nous avons une certaine défiance envers l’aristocratie scientifique. Les premiers signes sont anciens : sans même évoquer les platistes (persuadés que la terre est plate), pensez à la controverse sur le changement climatique ou celle des antivax (anti-vaccins). Des parts toujours plus importantes de la population tiennent des discours (et adaptent parfois leurs comportements) sur la base de conceptions scientifiques manifestement erronées. Encore ne s’agit-il là que d’opinions, considérées comme marginales même si elles ont pris de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux.
Avec la chloroquine (dans un contexte de confinement) c’est la population entière qui a pris parti, sachant que les démonstrations des uns et des autres ne convainquaient pas. De plus, la parole des « experts », qu’il s’agisse des membres des différents Conseils scientifiques ou académies, laboratoires ou universités, a semblé être altérée par des intérêts externes, politiques ou pécuniers ou tout simplement d’egos. Les déclarations flamboyantes de l’un, condescendantes des autres, ont toutes contribué au malaise.
Au fond, la science bénéficiait encore d’une image de neutralité qui lui donnait son autorité. Personne ne lui reproche son incertitude : car son objet consiste justement à dissiper, lentement et à tâtons mais avec méthode, cette incertitude. Mais on reproche à ceux qui s’en prévalent de ne pas toujours respecter cette neutralité qui fonde le bien commun ; de verser dans l’émotion, d’en faire l’objet de parti, donc de partition, donc de division. Ils ont abimé l’autorité, une des dernières qui nous restait. C’est dommage car le mal fait ne pourra être réparé.
Pour conclure
Ce propos n’est-il pas u peu sévère ? la science ne continue-t-elle pas, vaille que vaille, obtenant des résultats sans cesse plus étonnants ? Si, bien sûr, et l’attribution récente du prix Nobel de chimie à une chercheuse française nous le rappelle, elle qui mit au point la technique du CRISPR/Cas9 qui permet de réaliser du génie génétique. Observons que ce travail scientifique se fait dans l’ombre, entre experts qui ne sont pas contestés. Au fond, l’autorité scientifique pâtit d’être propulsée au-devant de la scène publique, que ce soit par le politique, par les médias, par l’émotion. La science poursuit son chemin, elle ne tolère plus en revanche d’être confrontée au débat public qui tourne souvent à la polémique (car voici au fond un des grands défauts de l’époque : celui de ne plus avoir de débat, mais seulement des polémistes qui ne s’écoutent pas réciproquement).
Pour autant, peut-elle s’en abstraire ? Car des débats récents se font jour qui manquent visiblement de culture scientifique : par exemple celui sur l’alternative des énergies renouvelables par rapport à l’énergie nucléaire, ou la curieuse polémique entourant le déploiement de la 5G qui serait anti-écologique et mauvaise pour la santé -on connut un peu la même chose avec les éoliennes ou les compteurs Linky). La science est donc placée au milieu d’une contradiction : celle de ne pouvoir trop interférer dans le débat public mais de ne pas non plus le négliger complètement…