Les négociations budgétaires qui ont débouché sur un échec lors du sommet européen des 20 et 21 février se sont déroulées entre les seuls chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept. Pourtant, en bonne logique, un vingt-huitième acteur aurait dû être invité : le Parlement européen. En effet, depuis le traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, celui-ci doit donner son accord à la majorité absolue de ses membres au «cadre financier pluriannuel» adopté par le Conseil européen. Certes, malgré ses rodomontades, l’Assemblée de Strasbourg s’est jusque-là lamentablement couchée, tant il est vrai qu’il faut du courage pour s’opposer aux Etats, les vrais maîtres de l’Europe.
Mais une révolution copernicienne a eu lieu lors des européennes de mai 2019 : la fin du duopole PPE (conservateurs)-S & D (socialistes), qui dominait l’Assemblée depuis 1989, et l’irruption sur la scène européenne des centristes de «Renew Europe» (RE), le groupe dominé par En marche. Jusqu’ici, il suffisait d’un appel de la chancellerie allemande aux patrons du PPE et du S & D pour que ces deux groupes, majoritaires à eux deux et largement dominés par les Allemands, votent le doigt sur la couture du pantalon ce qu’avaient décidé les Etats. Cette fois, il n’en ira pas de même. La majorité absolue étant de 353 dans un Parlement comptant 704 élus depuis le départ des Britanniques, il manque 19 voix au PPE (187 élus) et au S & D (147) pour l’atteindre. En réalité bien plus, la discipline de vote n’existant pas, les logiques nationales se superposant aux logiques politiques.
Donc, pour être certain d’obtenir une majorité, il faut compter sur les voix non seulement de RE (98), mais aussi des Verts (67). Car là aussi, les déperditions sont fortes… Pis : sur 704 élus, seuls 263 appartiennent à des partis gouvernementaux (dont 175 seulement du même parti que celui du Premier ministre en exercice). Ainsi, pour la première fois, le PPE a plus de députés dans l’opposition que dans la majorité. Enfin, pour ne rien arranger, l’actuel Parlement est au début de son mandat et est composé à 60 % de nouveaux élus qui doivent faire leurs preuves, alors que celui de 2013 était en fin de mandat et composé de députés vieillissants.
Autant dire que les gouvernements n’ont pas de majorité acquise et pas de relais pour en obtenir une : si la chancelière Angela Merkel appelle Manfred Weber, le patron allemand du groupe PPE, celui-ci ne pourra rien lui garantir. En clair, si les Vingt-Sept parviennent péniblement à un compromis sur le budget, il est fort probable qu’il sera rejeté par le Parlement. Car les Etats vont sans doute encore le réduire pour la deuxième fois depuis 2014, alors même qu’il faut financer de nouvelles politiques, dont le «pacte vert». Or le PPE, le S & D, RE et les Verts exigent un budget à 1,3 % du RNB européen alors que les Etats les plus radins (Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède) ne veulent même pas le maintenir à son niveau actuel, soit 1,11 % du RNB, mais le diminuer à 1 %… La crise budgétaire ne fait que commencer.
Photo: Vincent Kessler. Reuters
Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l’Union, l’a annoncé vendredi après-midi sur Twitter : son homologue turc, Mevlüt Çavusoglu, s’est engagé, lors d’une conversation téléphonique, à respecter le pacte migratoire de 2016. Pourtant, un peu plus tôt dans la journée, un « haut responsable turc », probablement le président Recep Erdogan lui-même, avait menacé l’Union de laisser partir les réfugiés syriens qui voudraient trouver refuge sur son territoire, ce qui a déclenché un branle-bas de combat à Bruxelles et dans les capitales européennes.
Car la crise de 2015 a marqué au fer rouge la mémoire européenne : à l’époque, plus d’un million de personnes, essentiellement des réfugiés syriens, ont quitté la Turquie pour se rendre, via la route des Balkans, en Allemagne dans l’espoir d’y obtenir asile. Berlin avait alors, pour éviter une catastrophe humanitaire à ses frontières, accepté de les accueillir. Mais parallèlement, la chancelière Angela Merkel a négocié avec le président turc pour que celui ferme à nouveau ses frontières et accepte de reprendre sur son territoire les étrangers que les Européens refouleraient, le tout en échange d’une aide financière destinée à prendre en charge une partie des coûts engendrés par la présence sur son territoire de 3,5 millions de réfugiés syriens. L’accord a été ensuite endossé par les Vingt-huit de l’époque : la Turquie a reçu depuis 2016 6 milliards d’euros versés en deux tranches.
C’est cet accord que le « haut responsable turc » a menacé de ne pas reconduire. « On est vigilant, mais pour l’instant, il n’y a pas de mouvement notable. Si la Turquie rouvre le robinet, cela ne se fera de toute façon pas du jour au lendemain », note un diplomate européen de haut niveau. Même si les Européens se méfient de l’imprévisibilité d’Erdogan, rares sont ceux qui craignent une réouverture pure et simple des frontières turques.
Car, d’une part, la Turquie n’y a pas intérêt. En 2015, débordée par l’afflux de réfugiés syriens, elle avait voulu lancer un avertissement à l’Union en laissant partir une partie d’entre eux. Mais, très rapidement, elle avait perdu le contrôle d’une partie de son territoire et de ses ports, les filières mafieuses se structurant. Irakiens, Afghans, Égyptiens, Tunisiens, Marocains, ressortissant du Sahel avaient alors afflué vers la Turquie, la route grecque étant moins dangereuse que celle de la Méditerranée centrale… « Ankara peut tenter un coup de sonde pour voir, mais elle n’ira pas plus loin si elle ne veut pas recréer le chaos sur son territoire », veut croire ce même diplomate européen.
D’autre part, l’Union est mieux préparée : « la Grèce de Kyriakos Mitsotakis, le Premier ministre conservateur, n’est pas celle d’Alexis Tsipras et elle luttera contre les passages », assure ce même diplomate. Et elle sera aidée par l’Union » qui a depuis créé un corps de garde-côtes et renforcé Frontex, l’agence européenne chargée d’aider au contrôle des frontières extérieures européennes. « On n’est pas otage de la Turquie contrairement à ce que certains font mine de croire », martèle un responsable français.
Pour l’instant, l’Union se demande surtout ce que veut Erdogan : « on doit attendre pour voir où il veut en venir », explique un diplomate d’un grand pays. Cherche-t-il à obtenir un renouvellement de l’aide européenne, la dernière tranche de 3 milliards d’euros parvenant à échéance ? La Turquie, seule, n’a effectivement pas les moyens d’assumer un nouvel afflux de réfugiés. Or, actuellement, plus d’un million de personnes fuyant les combats d’Idlib sont massés à ses frontières, un chiffre qui risque d’être rapidement multiplié par deux. « Si la Turquie n’ouvre pas sa frontière, ce sera un massacre. Même si elle est en partie responsable de la situation, on ne pas la laisser seule », estime le député européen Raphaël Glucksmann (Place publique). « Sinon elle ne pourra que laisser les réfugiés se rendre en Europe pour alléger son fardeau ». L’Allemagne en a conscience et, sans attendre les menaces turques, elle a demandé à ses partenaires de prolonger l’aide financière afin de fixer les réfugiés sur place.
Il est aussi possible qu’Erdogan veuille que l’Union fasse pression sur la Russie pour parvenir à une cessation des combats. « On pourrait par exemple suspendre le financement européen du pipe-line gazier Nordstream II, les Russes étant totalement dépendants de nos achats», propose Raphaël Glucksmann. À Paris, on estime que cette politique des sanctions, « la seule politique russe de l’Union », est un échec : « elle n’a pas empêché les Russes de poursuivre leur politique agressive en Ukraine, en Syrie, en Libye ». La France veut donc maintenir le dialogue avec Moscou, car des sanctions « reviendraient à couper la ligne et les Russes se sentiraient libres de continuer à bombarder Idlib ». Mais personne, à Bruxelles, ne croit à une action européenne : « la Russie est un sujet difficile à Vingt-sept tant les divisions sont profondes », souligne un diplomate français. « C’est un sujet franco-allemand », dit-on à Paris. « Un sommet à quatre (Turquie, Russie, Allemagne et France) pourrait être organisé rapidement à Istanbul si des conditions minimales sont réunies : cessez-le-feu, acheminement de l’aide humanitaire, lancement d’un processus politique. Il faut aussi, via l’OTAN, réintroduire dans le jeu les États-Unis ». « En agitant la menace d’une réouverture de ses frontières, Erdogan va obliger les Européens à agir. Il n’avait pas d’autre choix », regrette Raphaël Glucksmann.
N.B.: article paru dans Libération du 29 février
Photo: Bulent Kilic, AFP